CHAPITRE XIII

 

— Le ballon faisait partie de l’équipement de secours de mon vaisseau, expliquait Mikofsky, je ne m’en étais jamais servi. J’avoue qu’au moment de lâcher les amarres j’avais un peu le trac. Quand j’ai entendu la chanson des bornes d’alerte, je me suis lancé à votre poursuite avec l’espoir de vous récupérer avant l’écroulement général… L’absence de Santäl m’inquiétait…

Tassée sous sa couverture, étroitement blottie dans l’un des angles de la nacelle, Lise écoutait le monologue du savant d’une oreille distraite. Seule comptait la chaleur du gobelet de café entre ses paumes. Le sommeil la rattrapait à grands pas. Elle leva les yeux. L’aube décolorait le ciel ; à présent on percevait distinctement la boule de caoutchouc gris de l’aérostat. Le cuivre des manomètres jetait de petits éclats de lumière. La jeune femme ramena le plaid sous son menton. Elle était bien, malgré l’exiguïté du panier, malgré de capharnaüm de dossiers, de livres et de bandes magnétiques que Mikofsky avait cru devoir emporter dans sa fuite… Oui, elle était bien, molle comme au sortir d’une longue maladie, fatiguée mais pas trop. Pleine d’une langueur voluptueuse au parfum de convalescence. Elle jeta un bref coup d’œil à Santäl qui vidait goulûment le contenu d’une boîte de conserve. Il ne gardait aucune trace des épreuves vécues ces derniers jours. Peut-être même commençait-il déjà à oublier ?

La voix de Mikofsky bourdonnait à ses tempes, incompréhensible. Elle dut lutter pour reprendre pied dans la réalité. En quelques phrases elle lui résuma l’enchaînement des faits : l’embuscade ratée, la mort de David, Cazhel et les Patchworks disparus. La catastrophe…

— Et maintenant ? observa le quinquagénaire. Qu’allez-vous décider ?

Elle secoua la tête, ferma les paupières pour chasser l’angoisse et répondit par une autre question :

— Et vous ?

Le savant haussa les épaules.

— Il ne me reste plus qu’à retrouver l’université de Santa-Catala, toucher l’arriéré de mon traitement et réintégrer docilement mon laboratoire…

— Vous parlerez du virus migratoire ?

— Vous êtes folle ! L’armée ne demanderait qu’à financer un tel sujet de recherches ! Non, cela doit rester une légende, un conte à dormir debout. Et je ferai tout pour accréditer cette thèse…

Il se tut. Le ballon dérivait mollement. Lise s’agenouilla, haussant son nez jusqu’à la rambarde d’osier. Elle frémit en découvrant l’étendue du marécage. Il y avait peu de brume et elle put suivre l’enchevêtrement formidable des ponts aux ramifications arachnéennes…

— La catastrophe ne les a pas tous abattus, lança Mikofsky devançant son interrogation, loin s’en faut ! Cela se produira sûrement un jour, mais pour l’instant seuls les territoires du Nord ont eu à souffrir des écroulements…

— Le clan des Mères ? Les Morhads ?

— Engloutis. Moi-même, sans le ballon et sans mon désir de retrouver Santäl, j’aurais été pris de vitesse…

La main du savant chercha l’épaule de Lise.

— Écoutez, murmura-t-il, nous ne pouvons pas rester en l’air indéfiniment. Il y a toujours les pirates qui peuvent nous attaquer, et puis les provisions, l’eau. De plus, un déferlement de mouettes est encore à craindre… Si elles venaient à percer l’enveloppe…

— Bref, vous voulez atterrir ?

— Je n’ai malheureusement pas d’autre solution à vous proposer. Nous nous habillerons décemment et nous tenterons de rejoindre un village. Là, j’appellerai mon recteur, je tâcherai de savoir ce que devient cette sinistre affaire de tatouages… Je vous promets de tout mettre en œuvre pour vous aider. J’ai eu beaucoup de relations… à une certaine époque.

— Avant votre… exil ?

— Ne soyez pas méchante, tous ne m’ont peut-être pas oublié…

— Je suis idiote.

Le silence se réinstalla, seulement troublé par les mouvements de déglutition de Santäl. Lise regarda le soleil monter à son zénith, le marécage virer au vert émeraude, la brume s’effilocher entre les arcades. Vu de haut, tout semblait beau, harmonieux. Elle eut un petit rire amer. Soudain elle tressaillit. Ses yeux venaient d’accrocher quelque chose sur l’autre rive : une ombre à flanc de montagne, un tracé trop complexe pour être le seul fait d’un caprice de la nature. Oubliant son vertige, elle se pencha, déséquilibrant légèrement la nacelle.

— Hé ! protesta Mikofsky. Qu’est-ce que vous faites ?

— Là-bas ! hurla-t-elle vibrante d’excitation contenue. De l’autre côté des marais, sur la pente de la montagne… Vous ne voyez rien ?

Pendant que le gros homme cherchait fébrilement ses jumelles, elle plissa les paupières. Aucun doute n’était plus permis ! C’était une crevasse dans le roc dénudé, une lézarde profondément entaillée mais au parcours soigné, concerté. Une œuvre d’art plus qu’un accident naturel. C’ÉTAIT UN IDÉOGRAMME ! Une lettre, un signe, un symbole… C’ÉTAIT L’ŒUVRE DES PATCHWORKS ! LE PREMIER JALON SUR LA ROUTE DES DIEUX-AVEUGLES ! Une véritable borne en braille gravée à même le relief de la planète…

Un sanglot lui noua la gorge.

— Ils ont réussi ! balbutia-t-elle. Ils sont passés ! Mathias, regardez ! Ils ont commencé leur travail ! Ils tracent la piste des dieux !

Les doigts du savant tremblaient sur la molette de mise au point. Il voulut dire quelque chose, se ravisa. Lise se passa la main sur le visage. Ainsi les mutants avaient réussi leur évasion. Désormais ils allaient hanter les hauts plateaux, les mesas, semant de plaine en plaine les signes cabalistiques d’un jeu de piste conçu pour des marcheurs cosmiques… et Cazhel avancerait dans leurs traces, lui, le geôlier, le bourreau ! Cazhel les accompagnerait dans leur déambulation insensée… En arriverait-il à oublier sa nature d’homme, à se prendre pour l’un des leurs au point de vouloir s’intégrer au clan, de réclamer une compagne, de… ? Quelle infernale punition le hasard lui avait donc réservée ? Cazhel, persuadé d’être un pur Patchwork, mourrait-il dans les bras de sa femelle, dévoré jusqu’aux os par les encres acides auxquelles il se serait frotté sans y voir malice ?

Lise aspira une goulée d’air frais. Tout était en ordre, TOUT.

… Ou presque.

 

*

* *

 

Dans l’après-midi, ils échappèrent de justesse à un vol de mouettes. Cette fausse alerte décida Mikofsky à regagner la terre ferme. À dix-sept heures, il relâcha la valve de compression ; l’aérostat commença aussitôt à perdre de l’altitude. Laissant le marais derrière eux, ils s’enfoncèrent résolument à l’intérieur des terres, survolant forêts et plaines incultes.

Dès qu’ils arrivèrent en vue d’une bourgade, Mikofsky accéléra la descente. La nacelle rabota une prairie sur plus d’un kilomètre et finit par s’immobiliser à l’orée d’un petit bois. Abattre et rouler l’enveloppe ne fut pas une mince affaire. Des poches de gaz rebelles s’opposaient à toute tentative d’empaquetage et il fallut se résoudre à lacérer le ballon avant de le dissimuler sous un monceau de branches mortes. Le savant procéda ensuite à une distribution de vêtements propres dont la plupart provenaient directement des surplus de l’armée.

— Nous allons prendre pension dans une auberge, expliqua-t-il sur un ton de conspirateur. Demain je louerai une voiture pour venir récupérer mon matériel d’étude : dossiers, photos. Il est évident que je ne puis pas rentrer les mains vides. L’Université ne me le pardonnerait pas. Dès ce soir je passerai mes coups de fil, avec un peu de chance…

Ils durent marcher près d’une heure avant d’atteindre le bourg. Leur arrivée fit bien sûr sensation, mais les uniformes militaires tinrent les curieux à bonne distance. L’auberge était assez importante en raison de fréquentes foires à bestiaux : ils n’eurent aucun mal à s’y faire accepter.

— Mission météorologique, claironna Mikofsky à la cantonade. On analyse ces foutus brouillards qui viennent du nord. Cet après-midi, on a eu un ennui avec le ballon-sonde, vous nous avez peut-être vus ?

On les avait vus, effectivement, et tout le monde y alla de son avis sur l’origine des brumes qui « gâtaient les récoltes ». Au bout d’un quart d’heure, l’entreprise de fraternisation menée par le scientifique empruntait les meilleures voies…

Lise demanda la clef de sa chambre ainsi que les journaux du mois passé. L’employé – un adolescent boutonneux – mit un zèle tout particulier à satisfaire ce caprice pour le moins insolite et, trente-cinq minutes plus tard, la jeune femme voyait son couvre-lit disparaître sous une pile de quotidiens défraîchis. Elle se mit au travail sans attendre mais, dès les premières pages, comprit que ces gazettes locales ne lui donneraient qu’un écho fort assourdi du scandale des encres meurtrières. Par bonheur, elle dénicha un grand quotidien probablement oublié par un voyageur de commerce, ainsi qu’une revue hebdomadaire, celle-là même qui publiait les articles de Nathan ! Sous son sein gauche son cœur s’accéléra ; d’une main noircie et tremblante elle défroissa le papier, mais les lignes dansaient sous ses yeux sans qu’elle parvînt à les déchiffrer. Elle dut fermer les paupières une longue minute, discipliner sa respiration. Lorsqu’elle reprit le journal, le texte avait cessé de se déformer. Elle lut. Un titre énorme balafrait la page à mi-hauteur :

« Tenaillé par le remords, l’inventeur-assassin se suicide ! »

Suivait une photo de Barney étendu sur le carrelage d’une salle de bains, les poignets ouverts. Un long rasoir à manche de corne marquait le centre d’une flaque sombre et coagulée.

« … traqué par les services de police, Geoffrey N. s’est donné la mort ce matin dans un hôtel borgne de la zone industrielle 86. Cet inventeur peu scrupuleux était, rappelons-le, à l’origine de la commercialisation du terrible produit ulcérant employé par l’industrie du tatouage mobile. Une enquête approfondie a montré que Geoffrey N. avait bel et bien agi seul et monté cette criminelle escroquerie de sa propre initiative. L’idée d’un complot à visées politiques doit donc être définitivement écartée. Il est désormais évident que cette affaire, si horrible soit-elle, ne relève que du délit de droit commun… »

Lise repoussa le journal avec dégoût. Barney s’était fait piéger. Il emportait son secret avec lui. Personne ne connaîtrait jamais les motivations réelles de l’opération « Tatouages ». Avait-on simplement voulu s’enrichir ? Avait-on voulu procéder à cette « saignée d’inutiles » que réclamaient depuis si longtemps les chroniqueurs des feuilles extrémistes ? Lise soupira douloureusement. La revue, elle, examinait les faits avec plus d’objectivité. Le nombre des victimes officieusement recensées était astronomique, terrifiant. Il n’y avait que de rares rescapés, principalement ceux des malades qui avaient eu la « chance » de pouvoir se débarrasser de leur tatouage par une simple ablation d’un bras, d’une main ou d’une jambe, tous les autres avaient succombé aux perforations effrayantes nées du motif-piège enraciné dans leur épiderme…

Prise d’une subite envie de vomir, elle se leva, bondit dans le cabinet de toilette et se passa une serviette imbibée d’eau glacée sur le front, les joues. De retour dans la chambre elle chercha le téléphone pour commander un double cognac, en vain. La table de chevet tout à fait vétuste ne comportait qu’une sonnette d’appel ; elle n’eut pas le courage d’affronter une nouvelle fois l’obséquiosité mielleuse du garçon et reprit sa place au centre du nid de feuilles chiffonnées. Pour combattre la nausée qui s’emparait d’elle, elle se força à dépouiller méticuleusement la totalité des quotidiens rassemblés par le groom. Les plus récents s’attachaient à présenter le scandale des tatouages comme une affaire classée. Pour beaucoup, il ne s’agissait que d’une bavure industrielle supplémentaire : « une de plus, ni la première ni la dernière ! »

On sentait les éditorialistes blasés, lassés. L’actualité réclamait déjà de nouveaux sujets, des drames frais, des tragédies vierges !

Lise se massa les tempes, la migraine alourdissait son front. Ses paupières devenaient brûlantes, titres et colonnes se brouillaient sous ses yeux… Elle s’obligea à continuer, sautant de rubrique en rubrique. Le dernier journal passé au crible, elle éteignit la lumière et s’allongea sur le couvre-lit, les bras étendus de chaque côté du corps. Les événements des jours précédents entamèrent une hallucinante course récapitulative dans son cerveau, accolant visages, images, gestes et phantasmes en une ronde insoutenable. Elle ouvrit la bouche, luttant contre l’horrible impression de suffocation qui rétrécissait sa gorge. « C’est fini ! » hoqueta-t-elle en serrant les genoux. « C’EST FINI ! »

… Mais elle n’arrivait pas à se persuader de la réalité du fait. L’auberge, le lit, la table de chevet avec sa ridicule petite lampe rose, ne parvenaient pas à opposer leur matérialité à l’univers onirique des ponts… Elle restait prisonnière du passé, des chaussées interminables, des vols de mouettes, des brouillards, de la chanson du vent dans les câbles de suspension, du…

« ASSEZ ! ». Elle se rendit compte qu’elle avait crié. Elle avait perdu la notion du temps : elle ne savait plus depuis combien d’heures ou de siècles elle occupait le centre du matelas. Le jour baissait, les rideaux retenaient la lumière, volant les dernières flambées de soleil. Lise se recroquevilla en position fœtale, les journaux émirent des bruits d’automne, des bruits de feuilles fanées… Elle oscilla un moment au bord du sommeil, puis sa conscience se dégagea de l’engourdissement. Des scènes aux couleurs d’incendie fusèrent sous ses paupières closes : DES VOLS DE MOUETTES S’ABATTANT SUR LES ZONES INDUSTRIELLES POUR Y PROPAGER LE VIRUS MIGRATOIRE… UNE FOULE EN MARCHE… DES HOMMES, DES FEMMES AUX VISAGES HAGARDS, QUI SE BOUSCULENT ET PIÉTINENT LEURS ENFANTS SANS MÊME S’EN APERCEVOIR. DES ROUTES PLEINES, DES MAISONS VIDES DONT PERSONNE NE FRANCHIT PLUS LE SEUIL, DES AUTOROUTES GROUILLANT DE MONDE, UNE ARMÉE DE MARCHEURS DÉSORGANISÉS, SANS CHEFS, SANS PILOTES, QUI AVANCE – sans autre but qu’avancer – LES PIEDS EN SANG, LES JAMBES ROMPUES DE FATIGUE… ET TOUT AUTOUR : LES CITÉS, LES BUREAUX, LES HOPITAUX, LES IMMEUBLES, LES MAGASINS… VIDES !

Définitivement désertés, saignés à blanc par la grande – l’ultime – migration !

Lise s’ébroua. Combien de mois, combien de semaines avant que de telles bouffées de cauchemar ne deviennent réalité ? Avant que les mouettes, les poissons, les eaux polluées ne remontent vers les contrées habitées ?

L’hypothèse n’avait rien d’absurde : si les migrations animales s’amplifiaient, elles finiraient tôt ou tard par déborder le territoire des ponts, par se déplacer vers le nord, vers les grandes zones urbaines…

Ni Barney ni ses « employeurs » n’avaient songé à cette ironique conclusion ! Ils avaient voulu purger les villes de leur « trop-plein d’inutiles », alors que dans un futur proche on risquait fort d’assister à un dépeuplement généralisé ! SI L’ÉPIDÉMIE MIGRATOIRE COMMENÇAIT À SE TRANSMETTRE DE LOCALITÉ EN LOCALITÉ, AU HASARD DE LA DÉAMBULATION DES ANIMAUX, PUIS DES ÊTRES CONTAMINÉS, ON VERRAIT D’ICI PEU DES MILLIERS, DES MILLIONS D’HOMMES, DE FEMMES, SE JETER SUR LES ROUTES SANS BUT PRÉCIS ! Ce serait la fin de toute économie, de toute politique, DE TOUTE SOCIÉTÉ !

… Le début de l’ère du Mouvant prophétisée par Juvia… Une Apocalypse sans feu ni flammes, un écroulement où bombes et missiles n’auraient aucun rôle à jouer ! Le « Nomadisme Pathologique » allait défaire les villes, les États, les pays ! Brouiller toutes les cartes, et avec elles les notions de frontières, de souveraineté nationale ! Oui, d’ici quelques mois il n’y aurait plus rien, que des routes engorgées par une foule silencieuse et épuisée ! Un monde de marcheurs s’entrecroisant à l’infini, tournant en rond, revenant à leur point de départ pour mieux repartir au hasard !

C’était inévitable : sous peu l’humanité entamerait sa dernière et plus longue marche ! Lise éclata d’un rire hystérique ; brusquement, le futur lui apparaissait net, limpide… NOMADES ! Tous Nomades ! Elle dut se retenir pour ne pas hurler ce mot à pleins poumons. Oui, le nomadisme allait tout balayer, raser ce monde jaloux de son immobilité… et c’était bien ainsi !

Elle se roula sur le couvre-lit, le visage noyé au milieu des pages souillées d’encre grasse, le corps parcouru de frissons. Il n’y aurait pas d’échappatoire… Ni pour elle, ni pour EUX !

Luttant contre le vertige, elle se redressa, passa dans la salle de bains vétuste avec l’intention de prendre une douche. Elle espérait que l’eau glacée viendrait à bout du déferlement d’images qui ravageait son cerveau.

Elle se dévêtit sans allumer le plafonnier, jeta ses vêtements n’importe où…

À peine l’eau avait-elle touché sa peau qu’elle songea qu’un jour – dans une semaine, dans un mois peut-être – elle sentirait inévitablement naître une démangeaison entre ses seins… La démangeaison ! Oui, elle imaginait déjà toute la scène : elle aurait un sursaut, couperait le jet et resterait un long moment immobile dans l’obscurité. Puis, lorsqu’elle aurait un peu discipliné les battements de son cœur, elle se sécherait avec un calme factice avant de marcher vers le miroir fixé au-dessus du lavabo… La lumière jaunâtre de l’ampoule tomberait alors sur ses épaules, accentuant le grain de sa peau. Le petit chat noir serait là, à mi-chemin des deux tétons érigés… Son beau noir brillant aurait pris un curieux aspect terne, fané. Le dessin paraîtrait recroquevillé, étriqué, et surtout, SURTOUT, IL NE BOUGERAIT PLUS

Lise respira à fond, mais l’air refusa de pénétrer davantage dans ses poumons bloqués par l’angoisse.

« Allons, ma fille, pensa-t-elle avec une ironie forcée, ce jour-là ce sera la fin du parcours. Les autres commenceront peut-être à marcher, mais toi tu ne prendras pas le départ du marathon ! Après tout ce ne sera pas plus mal, tu n’as jamais vraiment apprécié le jogging, n’est-ce pas ? »

Timidement, du bout de l’index, elle chercha le tatouage… Elle connaissait bien les symptômes : un dessin anormalement sensible, comme rongé par une inflammation intérieure. Une immobilité lourde de menaces… N’y tenant plus, elle jaillit hors du bac et, ruisselante, courut vers la glace dont elle alluma le néon. Mais le chat noir sautillait toujours au-dessus de l’aréole de son sein droit, instable et merveilleusement mobile. Elle soupira… Les paroles de Nath lui traversèrent l’esprit : « Tu n’as qu’à coucher avec quelqu’un que tu détestes, et lui laisser le matou en pension… définitive ! »

Pourquoi ne l’avait-elle pas fait ? Peut-être parce qu’elle n’avait jamais rencontré personne qu’elle détestât vraiment… Personne à part Cazhel, mais Cazhel était trop méfiant pour s’aventurer dans le piège… Alors ? Aurait-elle plus de chance au cours des semaines à venir ?

À MOINS… À moins que le chat ne venant à élire domicile sur son bras ou sa jambe, elle ne se décide à pratiquer une amputation aussi soudaine que rudimentaire ? Quelques-uns s’étaient tirés d’affaire de cette manière… Mais tenait-elle assez à la vie pour tout affronter ? Et plus particulièrement pour assumer l’usage d’un corps désormais mutilé ? Pour supporter à chaque instant la vue d’un moignon violacé, hideux ? Non, sûrement pas, elle ne s’en devinait pas le courage…

De toute façon, elle ignorait tout de la durée du sursis accordé par Barney… Six mois, un an ? Il était fort probable que le petit homme au visage de cocker dépressif n’en avait jamais rien su.

Elle fixa son reflet dans le miroir tavelé. Elle était dans les mains du hasard…

Elle éteignit la lumière. Subitement elle avait très froid.